Le bus raté

Edward Hopper, Gas, 1940.

– Mais qu’est-ce que tu faisais dans le bus que j’ai raté ?

– Je sais pas, il est arrivé, y’avait personne, je suis monté dedans, j’ai pas réfléchi.

– C’est bien ça le problème ! Et t’as pas trouvé ça bizarre, justement, qu’il soit vide ?

– Pas plus que ça.

– Regarde où on en est maintenant ! C’est pas ça, le plan ! Le plan c’est : on prend le bus ensemble, ou on le prend pas. C’est pas compliqué pourtant…

– Oui, je sais, mais faut bien… je sais pas moi… tenter des trucs de temps en temps, vivre dangereusement quoi !

– Vivre dangereusement ? VIVRE DANGEREUSEMENT ?

– …

– T’as vu le résultat, Diego ?

Diego et L’As sont sur une route entre un désert de sable et une forêt de pins, avec une cabine téléphonique et un piquet d’arrêt de bus planté devant une station service. Au début, Diego a pensé à Bagdad Café, et L’As, à Las Vegas Parano. Mais ça n’a pas duré.

Maintenant, ils tentent de faire un état des lieux. L’As prend les choses en main.

– Gravité de la situation sur l’échelle de Bruce Willis : entre Sixième Sens et Armageddon, on est où, d’après toi ?

– Sixième sens c’est le plus bas ?

– Oui.

– Il est mort, quand même, dans le film. Et il le sait pas.

– Oui mais on parle pas de sauver le monde ni Matt Damon.

– Dans Armageddon, c’est pas Matt Damon, c’est Ben Affleck. Tu confonds avec le Soldat Ryan.

– N’essaye pas de m’embrouiller, Diego. Alors ?

– Je dirais niveau 5. Die Hard 2.

– On est d’accord. C’est tout de même assez critique. Pour nous sortir de là, il faut se poser les bonnes questions.

– Que ferait Frodon Sacquet, par exemple ?

– Non. Lui, il prend pas le bus. Il marche. Au mieux, il prend un cheval. Je pensais plutôt à : va-t-elle appeler ? Et surtout, pourquoi un arrêt de bus à une station service ?

– Je comprends pas.

Diego n’est pas une flèche et L’As a peu de patience. Ils se sont bien trouvés.

– Réfléchis, Diego. Pourquoi venir à une station service ?

– Pour faire le plein.

– Exact. Donc : quel est l’intérêt d’y aller en bus ?

– Acheter des chips au vinaigre ? Y en a pas en ville, y en a qu’ici et dans le distributeur du motel de Rosie, sur l’autoroute du sud. Et encore, pas toujours.

– Tu ferais une heure de bus pour des chips toi ? 

– Hmmmm…

– C’était une question rhétorique.

– Ah.

– Voilà. Cet arrêt est donc là pour la cabine téléphonique. Et comme tu as pris le bus sans moi parce que je l’ai raté, le téléphone n’a pas sonné. J’ai raison ?

– C’est vrai que j’ai eu tout le temps d’écouter pendant que je t’attendais, et que ça n’a pas sonné. 

– Et pourquoi ça n’a pas sonné ? Parce que le plan c’est : Diego et L’As arrivent ensemble par le bus de 15h17, de façon à pouvoir décrocher le téléphone tout en surveillant le quartier.

– Oui, sauf que…

Diego va tenter un truc, histoire de vivre dangereusement. Son rythme cardiaque s’accélère.

– Sauf que y’a pas vraiment de quartier, là. Je veux dire, y’a une route et une pompe à essence sans client, c’est pas trop dangereux.

– Ne fais pas le malin, tu sais que le danger peut venir de partout, y compris d’un pompiste qui semble au chômage.

– En tout cas, ça fait une heure qu’on poireaute et toujours rien. On va pas rester là jusqu’à la nuit, tant pis si on n’a pas son coup de fil, on reviendra demain. Pour une fois, c’est pas bien grave.

– Comment ça c’est pas bien grave ? Diego, ça fait 728 jours qu’on décroche tous les jours après avoir pris le bus de 15h17 ensemble, après-demain ça fera deux ans, on pourra enfin passer le relai ! Et toi, tu vas tout faire foirer parce que t’as voulu “vivre dangereusement” ? Je rempile pas pour deux ans à cause de tes conneries. Tu trouveras un autre partenaire !

– Mais de la fenêtre de son bureau elle verra bien que je pars pas avec toi ! 

– Ce sera plus mon problème !

– Arrête de paniquer, L’As, je suis sûr qu’elle va appeler. Après tout, elle aussi elle doit remplir sa part du contrat. Si elle peut pas confirmer que la cabine téléphonique fonctionne, elle va avoir des problèmes.

– C’est pas faux. Le prochain bus est dans 18 minutes. Espérons qu’elle nous fasse signe.

Diego et L’As attendent. Le pompiste les salue de la main. Les deux hommes répondent, nerveusement. Puis le téléphone sonne enfin. L’As décroche. Diego sent que quelque chose cloche. Rapidement, L’As sort de la cabine.

– C’était pas la voix habituelle. C’était une femme, mais pas Jackie.

– T’es sûr ?

– Certain. C’était ni la bonne heure, ni la bonne personne. Diego ?

– Quoi ?

– Normalement, le pompiste, il est habillé comment ?

– En bleu de travail.

– Regarde-le… Il est en bras de chemise. Diego ?

– Oui ?

Un vent de panique souffle sur la route et dans l’esprit de L’As. Il n’en veut même plus à son compagnon. Il voit seulement la porte d’un avenir meilleur se refermer devant lui.

– Je crois qu’on s’est tous les deux plantés de bus.

Pour savoir comment Diego et L’As se sont retrouvés dans ce traquenard, c’est par ici ! https://plumedanslamain.wordpress.com/2023/10/27/une-croix-au-sol/

17-23/04/2023