Plume dans la main

Du fantastique. Du merveilleux. Du surnaturel. Et nous verrons bien où tout cela nous mènera.

Les lettres de noblesse — Partie 1 sur 5

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– Si je laisse la façade s’éteindre, il me semble que l’univers tout entier disparaîtra. Regardez. On ne voit déjà plus la rue Cambon.

Les lettres de noblesse

Le pauvre genou de Lucie réclame une nouvelle trêve. Alors elle s’arrête, s’assoit sur un banc à moitié défoncé et savoure l’instant. Elle lève les yeux et se dit qu’on n’avait pas vu les étoiles comme ça depuis des décennies. Des siècles, peut-être.

Lucie éteint sa lampe torche pour économiser les piles. De toute façon, elle n’a plus la force d’avoir peur du noir. Elle a choisi de faire confiance à son instinct. Et elle est toujours là. 

Dans ce Paris plongé dans le noir depuis trois semaines, Lucie cherche Orion et Cassiopée, se décale pour voir la lune gibeuse cachée derrière un immeuble, et d’un seul coup se fige.

Plus loin sur le boulevard de la Madeleine, Lucie perçoit une lumière rouge. 

Non. Elle doit rêver.

Elle secoue la tête, ferme les yeux. Quand elle les rouvre, la lueur vibre, tantôt vive, tantôt douce. En mouvement.

Lucie se lève, oublie son genou. Sa lampe s’allume et vacille avant de rendre les armes.

Maintenant qu’elle est debout, Lucie n’a plus le choix. Elle avance. Elle laisse la Madeleine derrière elle et se dirige vers cette lumière dans la ville, la première qu’elle croise depuis la Chute. 

Quelques temps plus tôt, tout n’allait pourtant pas si mal.

Et puis le monde était devenu fou. Peur de la soif, de la guerre, de la faim, de l’autre, de ne pas se réveiller, de ne pas s’endormir, et tout avait vrillé. Certains avaient préféré fuir, d’autres, lutter, d’autres encore, attendre. L’alerte nationale avait fini par retentir un lundi matin, plongeant le pays dans la stupeur, étonné d’entendre l’alarme un autre jour que le mercredi.

Lucie n’avait nulle part où aller, alors elle était restée. Au bout de quelques jours, elle avait dû sortir pour chercher des provisions, et la ville lui avait paru bien moins peuplée mais bien plus hostile. Les regards méfiants avaient précipité son retour chez elle, et lorsqu’elle était sortie la troisième fois, elle n’avait pas vu le couple qui l’avait suivie jusqu’au pied de son immeuble. Quelques minutes plus tard, elle s’était effondrée dans son entrée, juste avant que la femme ne commence à lui prendre son sac-à-dos, et l’homme, à vider les placards de sa cuisine.

Dehors, le soir venu, les lampadaires ne s’étaient pas allumés.

C’est à ce moment-là que chacun avait su qu’il se passait quelque chose d’important, ou de grave, ou les deux.

La Ville Lumière avait perdu ses lettres de noblesse.

Lucie s’était réveillée 24 heures plus tard, à plat ventre sur le parquet, entre le meuble à chaussures et le porte-manteaux. Une vive douleur à l’arrière du crâne l’avait sortie de sa torpeur, et elle avait senti une bosse quand elle avait porté la main juste en-dessous de son chignon. Rejoignant tant bien que mal son canapé, elle avait vu ses placards pillés et avait compris. Vexée, blessée et perdue, Lucie avait été étonnée de ne pas verser la moindre larme. 

Elle avait ainsi attendu, étendue sur le sofa, regardant par la fenêtre. 

La nuit était arrivée, comme toujours, et Lucie avait constaté, une journée après tout Paris, que la ville ne s’illuminerait pas.

Pendant trois semaines, Lucie avait vivoté dans son studio. Ses maux de tête avaient disparu avec sa bosse, mais son genou lui rappelait par intermittence sa mauvaise chute après avoir été assommée. Les journées étaient rythmées par le soleil, et à partir de 19h, il faisait nuit et c’était tout.

N’entendant plus aucun bruit depuis plusieurs jours, Lucie avait fini par se penser seule dans une cité désertée. Elle s’était ainsi décidée à sortir au-delà de son quartier, qu’elle avait arpenté à la recherche d’une ampoule allumée.

C’était un jeudi, en milieu d’après-midi.

Lucie avait confiance en elle. Elle connaissait bien Paris.

Mais Lucie connaissait bien Paris avant la Chute.

Elle ne s’en doutait pas, mais elle avait perdu tous ses repères. Dans l’espace, dans le temps, dans l’Histoire.

Alors la voilà surprise par la nuit, sur un banc du boulevard de la Madeleine, avec une lampe torche éteinte et une lueur rouge comme seul objectif.

24/07-06/08/2023


7 réponses à « Les lettres de noblesse — Partie 1 sur 5 »

  1. Avatar de Dominique Hasselmann

    Il semble flotter comme un parfum (numéro 5 ?) d’apocalypse dans ce récit : peur sur la ville… Votre héroïne se dirige peut-être vers le numéro 31 de la rue Cambon, alors, en ce cas, pas besoin de traverser le Channel ! 💦

    Aimé par 1 personne

    1. Avatar de Amélie Gressier

      Bien pensé Dominique, et joliment tourné, comment d’habitude ! (:
      Mais Lucie se dirige un peu plus loin…

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  2. Avatar de Les lettres de noblesses — Partie 2 sur 5 – Plume dans la main

    […] première partie des aventures de Lucie, c’est par ici […]

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  3. Avatar de Les lettres de noblesses — Partie 3 sur 5 – Plume dans la main

    […] première partie des aventures de Lucie, c’est par ici […]

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  4. Avatar de Les lettres de noblesse — Partie 4 sur 5 – Plume dans la main

    […] première partie des aventures de Lucie, c’est par ici […]

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  5. Avatar de carnetsparesseux

    Pas assez parisien pour m’y retrouver dans la ville sans lumière 🙂
    mais assez intrigué pour suivre Lucie…

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  6. Avatar de Les lettres de noblesse — Partie 5 sur 5 – Plume dans la main

    […] première partie des aventures de Lucie, c’est par ici […]

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