J’y connais rien en bagnoles, mais celle-là je la reconnais, même de loin. C’est une Méhari. Je le sais parce que quand j’étais môme, François, le père de Caroline, en avait une, et il nous a souvent trimbalées dedans entre la ferme, l’étang et le chenil.
Vingt ans plus tard je me réveille dans un no man’s land et je vois une Méhari arriver au loin, dans un nuage de poussière qui pourrait être cinématographique mais qui est juste flippant.
Ça fait 25 mois qu’il n’a pas plu.
J’essaye de me rappeler comment je suis arrivée dans ce trou paumé. Je m’assois. Je ne suis pas blessée, juste mal aux bras et aux jambes, des hématomes. On a dû me jeter ici.
Qu’est-ce que je fais là ?
Ça me revient.
On m’a dénoncée, la milice a débarqué, j’ai réussi à m’enfuir mais ils m’ont rattrapée, j’ai buté trois de leurs gars dans ma fuite. Une fois dans les égouts, gauche-gauche-droite-bas-gauche, j’ai suivi le plan et je me suis retrouvée chez L’Opticien. Sauf que la milice l’avait déjà trouvé.
La voiture est escortée par quatre motos. Non. Deux motos et deux quads. Ils collent aux basques de la Méhari comme des rémoras sur un requin. J’entends des cris, entre acclamation et rugissement. Elles veulent me faire peur. Elles veulent me faire comprendre que je ne m’en sortirai pas vivante. Elles, les Femmes-Mortes, comme on les appelle, dehors.
Une fois chez l’Opticien, j’ai voulu faire demi-tour pour prendre un autre chemin. Mais ils ont lancé une grenade asphyxiante, et c’était fini. La suite, c’est ce réveil en plein cagnard, dans un désert de terre, de roches et de bitume, où toute végétation semble avoir cramé. Je suis au milieu de nulle part, c’est-à-dire dans la prison à ciel ouvert où la milice jette des hommes et des femmes comme moi. Des marginaux que le système a abandonnés, qui se débrouillent comme ils peuvent pour survivre parce qu’ils n’ont pas les millions nécessaires, et qui risquent leur peau tous les jours pour trouver de l’eau.
Celles qui viennent me voir ne sont pas réellement mortes, bien sûr. Elles ont été choisies pour leur cruauté, et elles règnent sur ce territoire dont personne ne connaît vraiment les limites, puisque personne n’en est jamais ressorti. Soit elles obéissent, soit… D’où le surnom que la rumeur leur a donné.
Elles vont chercher à m’intimider, m’humilier, me faire comprendre que je ne suis rien, et que je vais devoir continuer d’essayer de survivre. Ma misérable et pitoyable vie se poursuit ici, pour une poignée de jours ou de semaines si je suis maligne et chanceuse.
Dans quelques secondes, je vais pouvoir distinguer leurs visages. Et alors je pense à Caroline et François, et je me demande ce qu’ils sont devenus, s’ils ont survécu à la guerre, et je me dis bêtement que c’est peut-être la Méhari de mon enfance, que tout va rentrer dans l’ordre, qu’on va partir se baigner ou rentrer à la ferme pour goûter, que rien de ceci n’est réel, et surtout pas que je vais crever dans ce désert.
Après tout, il n’y qu’un modèle de voiture que je suis sûre de reconnaître, et c’est précisément celui qui débarque. Un petit miracle est toujours possible. N’est-ce pas ?
18-23/12/2023
Retrouvez un autre petit bout de l’univers des Femmes-Mortes dans la partie 2, L’Opticien.