Plume dans la main

Du fantastique. Du merveilleux. Du surnaturel. Et nous verrons bien où tout cela nous mènera.

  • J’y connais rien en bagnoles, mais celle-là je la reconnais, même de loin. C’est une Méhari. Je le sais parce que quand j’étais môme, François, le père de Caroline, en avait une, et il nous a souvent trimbalées dedans entre la ferme, l’étang et le chenil.

    Vingt ans plus tard je me réveille dans un no man’s land et je vois une Méhari arriver au loin, dans un nuage de poussière qui pourrait être cinématographique mais qui est juste flippant.

    Ça fait 25 mois qu’il n’a pas plu. 

    J’essaye de me rappeler comment je suis arrivée dans ce trou paumé. Je m’assois. Je ne suis pas blessée, juste mal aux bras et aux jambes, des hématomes. On a dû me jeter ici.

    Qu’est-ce que je fais là ? 

    Ça me revient.

    On m’a dénoncée, la milice a débarqué, j’ai réussi à m’enfuir mais ils m’ont rattrapée, j’ai buté trois de leurs gars dans ma fuite. Une fois dans les égouts, gauche-gauche-droite-bas-gauche, j’ai suivi le plan et je me suis retrouvée chez L’Opticien. Sauf que la milice l’avait déjà trouvé.

    La voiture est escortée par quatre motos. Non. Deux motos et deux quads. Ils collent aux basques de la Méhari comme des rémoras sur un requin. J’entends des cris, entre acclamation et rugissement. Elles veulent me faire peur. Elles veulent me faire comprendre que je ne m’en sortirai pas vivante. Elles, les Femmes-Mortes, comme on les appelle, dehors.

    Une fois chez l’Opticien, j’ai voulu faire demi-tour pour prendre un autre chemin. Mais ils ont lancé une grenade asphyxiante, et c’était fini. La suite, c’est ce réveil en plein cagnard, dans un désert de terre, de roches et de bitume, où toute végétation semble avoir cramé. Je suis au milieu de nulle part, c’est-à-dire dans la prison à ciel ouvert où la milice jette des hommes et des femmes comme moi. Des marginaux que le système a abandonnés, qui se débrouillent comme ils peuvent pour survivre parce qu’ils n’ont pas les millions nécessaires, et qui risquent leur peau tous les jours pour trouver de l’eau.

    Celles qui viennent me voir ne sont pas réellement mortes, bien sûr. Elles ont été choisies pour leur cruauté, et elles règnent sur ce territoire dont personne ne connaît vraiment les limites, puisque personne n’en est jamais ressorti. Soit elles obéissent, soit… D’où le surnom que la rumeur leur a donné.

    Elles vont chercher à m’intimider, m’humilier, me faire comprendre que je ne suis rien, et que je vais devoir continuer d’essayer de survivre. Ma misérable et pitoyable vie se poursuit ici, pour une poignée de jours ou de semaines si je suis maligne et chanceuse.

    Dans quelques secondes, je vais pouvoir distinguer leurs visages. Et alors je pense à Caroline et François, et je me demande ce qu’ils sont devenus, s’ils ont survécu à la guerre, et je me dis bêtement que c’est peut-être la Méhari de mon enfance, que tout va rentrer dans l’ordre, qu’on va partir se baigner ou rentrer à la ferme pour goûter, que rien de ceci n’est réel, et surtout pas que je vais crever dans ce désert.

    Après tout, il n’y qu’un modèle de voiture que je suis sûre de reconnaître, et c’est précisément celui qui débarque. Un petit miracle est toujours possible. N’est-ce pas ?

    18-23/12/2023

  • – J’ai la flemme.

    – Comment ça ?

    – J’irai pas, j’ai la flemme. En plus ça caille et c’est tout humide dehors.

    – Évidemment que ça caille, c’est l’hiver. 

    – C’est pas une raison. J’ai envie de chaleur, moi.

    – Arrête de faire ton Grinch, c’est n’importe quoi… Et puis on sait très bien que tu vas y aller. Chaque année c’est pareil.

    – Nan. Cette fois j’irai pas.

    – Mais enfin, tu peux pas faire ça !

    – Si.

    – Bon. C’est quoi le problème ? Je veux dire, le vrai problème ?

    – J’en ai marre de me déplacer dans un truc qui empeste. Ça sent le poney là-dedans !

    – T’es pas sérieux ?

    – Il sert qu’une fois par an, alors forcément… Et puis j’ai suffisamment d’expérience pour avoir quelques exigences.

    – Comme quoi ?

    – Et ben que ça sente bon ! C’est pas compliqué ça quand même ! 

    – Tu vas te syndiquer ?

    – J’y pense, figure-toi.

    – Pour demander que ça sente bon dans le véhicule de fonction ?

    – Si j’obtiens ce que je souhaite, ça ira. Mais je vois pas pourquoi je passerais à côté de mes droits. Après tout, le Code du Travail, ou la Convention Collective, ou je sais pas quoi doit bien prévoir des conditions décentes pour les employés.

    – La Convention Collective ? Laquelle ? On n’en a pas à ce que je sache.

    – Même pas celle du Transport de fonds ?

    – Je crois pas qu’elle existe. Y’a celle des Transports routiers par contre.

    – Bah voilà, très bien.

    – Mais tu prends même pas la route ! Allez, ressaisis-toi et arrête de divaguer.

    – Vas voir si tu me crois pas ! Vas renifler l’odeur qu’il y a là-dedans !

    – C’est vrai que ça sent le renfermé.

    – Ah !

    – Oui enfin tu fais 3 kilomètres à pleine vitesse et on sent plus rien. 

    – Je veux que ça sente bon maintenant.

    – Quel caprice… Et tu proposes quoi comme solution ?

    – Un rétroviseur intérieur.

    – Alors déjà, quel est le rapport ? Et ensuite, tu l’accroches à quoi, ce rétroviseur intérieur ?

    – Je fixe un pied sur le plancher et je monte le rétro dessus. En plus, niveau sécurité routière, c’est important.

    – Pour vérifier quoi ? Si tu te fais doubler par un Airbus ou des oies sauvages en pleine migration ?

    – Par exemple.

    – Admettons. Et après ?

    – Et bah après je mets un sapin sur mon rétro.

    – Un sapin ?

    – Un arbre en forme de sapin et qui sent bon. Parfum Beach Days ou Piña Colada. Ou les deux. Ça fera cocktail à la plage.

    – On parle vraiment de mettre des arbres magiques sur un traîneau, là ?

     – Tout à fait. Et tant que j’ai pas mes sapins parfum plage et piña colada, je décolle pas.

    – …

    – Et c’est pas moi qui irai expliquer quoi que ce soit aux enfants qui m’attendent. 

    – …

    – Alors ?

    – Ben j’ai pas le choix je crois.

    – Voilà. C’est l’avantage d’être le seul sur le marché. Et après tu pourras aller voir le lapin de Pâques. Je crois qu’il veut faire équipe avec celui d’Alice pour répartir la charge de travail.

    25-26/11/2023

  • Il est là dans le métro, sur la 5, cet homme tout en gris qui fait la manche, on entend son discours lancinant, d’abord de loin puis de plus en plus près, cet homme pas si vieux que l’on sent avant même de le voir, cette odeur aigre, étouffante, écœurante, une odeur que je finis par voir sur son visage et ses mains et qui me parvient par vagues. Il a une béquille et des guenilles, c’est presque une rime riche et je pense que la vie est bien cynique. Je lui donne quelques pièces, il me remercie et prie Dieu de me garder, je lui souhaite bon courage et replonge le nez dans mon téléphone pour écrire à ma sœur. Lui reste debout, un peu bancal, devant moi, et je ne l’entends plus. Son odeur se diffuse par à-coups, je me demande pourquoi et comment c’est possible, pourquoi elle ne se répand pas de manière continue, et soudain, un parfum sucré, frais et acidulé, un parfum de clémentine. Je lève la tête, et c’est lui, il se tient comme il peut et épluche le fruit orange, met consciencieusement les épluchures dans un sac aussi abîmé que lui, et grâce à cet homme, ça sent bon dans la rame. Le contraste entre les couleurs et les odeurs me semble impensable, du moins incongru et étonnant. Peut-être même dérangeant. Pourtant ce contraste est le bienvenu, comme un cliché qui nous rappelle que la beauté peut survenir à tout moment, de n’importe quelle situation, d’un sac plastique qui s’envole parmi les feuilles d’automne ou d’un parfum délicieux qui surgit de mains crasseuses, de ces mains un peu effrayantes mais qui sont aussi délicates que les nôtres.

    Paris, 06 décembre 2023.

    06-07/12/2023

  • Petit rappel : le Va-et-vient est un échange entre auteurs qui écrivent un texte, illustré ou non, sur le blog de l’autre. Les six premiers volets sont publiés dans la catégorie Va-et-vient.

    Fin d’année oblige, on cause sapin, et plus spécialement, parfum de sapin ! De quoi peut-être vous inspirer pour décorer le vôtre…

    Retrouvez sur la Plume l’interprétation de Brigitte Célérier, tandis que ma contribution est publiée sur son blog Paumée.

    D’autres blogs fleurent bon le conifère, alors partez à la recherche de ces doux parfums ! Ils ont été respirés par Dominique Hasselmann (Métronomiques) et Marlen Sauvage (Les ateliers du déluge), Jérôme Decoux (Carnets paresseux) et Dominique Autrou (La distance au personnage), ainsi que Marie-Christine Grimard (Promenades en ailleurs).

    Pour démarrer 2024 sur les chapeaux de roue, on ne recule devant rien puisque le Va-et-Vient 09 portera sur un thème bien mystérieux : « l’impossible solution ». Prêts ?

    Bonne lecture avec la plume de Brigitte !

    Un parfum de sapin

    Dans un vieux roman réaliste, à la lisière du policier, cette formule si souvent trouvée ou entendue autrefois et qui semble passée de mode, « ça sent le sapin »… et cette question qui me vient soudain : n’ai jamais senti l’odeur d’un cercueil, il est vrai que je n’ai jamais été rendre visite aux morts, même aux miens, dans leur cercueil, il est vrai aussi qu’on ne se penche pas, au cours de la cérémonie sur le bois du cercueil dûment fermé alors pour le renifler, qu’on a bien autre chose en tête et que d’autres odeurs, encens, fleurs, essence du corbillard s’entreposent. Alors quelle peut bien être l’odeur du sapin, non des planches mais d’un bel arbre robuste dans la forêt ? Ma foi dans mon sud ce n’est pas un arbre fréquent, et même au cimetière de Saint Véran ou dans un jardin de Grignan que je fréquente parfois et qui contiennent une collection de conifères mon ignorance crasse ne me permet guère d’identifier avec certitude le sapin… Pour les cyprès ça va encore, même si je suis bien incapable de citer le nom des différentes variétés, pour les pins aussi et les
    ifs, avec pour ceux-ci le risque de baptiser ainsi un cyprès ou vice-versa, mais ne suis pas certaine de différencier un épicéa d’un sapin, ni les différentes sortes de sapins entre eux puisqu’il y en a certainement plusieurs, déterminées par leurs terroirs d’origine, pour les cèdres aussi je sais et quant à eux je connais l’odeur de leur bois coupé et l’aime… Au fond j’imagine que celle du sapin doit avoir même profondeur mais pas telle rondeur, telle
    chaleur ambrée, l’imagine plus piquante, un peu comme celle d’un pot de peinture aqualine. Restent les sapins de Noël même s’ils ne faisaient pas partie de nos traditions du sud et n’en voyais, et encore moins n’en sentais, ni dans l’appartement familial ni, me semble-t-il, dans les rues (pas davantage que de villages de chalets) à l’exception d’une année où le regroupement familial s’était fait dans la région parisienne. Et même quand des sapins de
    plus en plus grands sont arrivés chez les parents ou mes sœurs ils sentaient plutôt le chocolat ou l’odeur iodée des huitres. Google interrogé me dit que « L’arôme d’un arbre de Noël dépend tout d’abord de l’espèce. L’odeur provient principalement de trois molécules de la famille des terpènes : l’alphapinène et le béta-pinène (C10 H16) » ce qui n’éveille aucune sensation même imaginaire en moi. Maintenant qu’ils ont envahi les rues d’Avignon
    et autres lieux, je reviens aux hivers passés et tente de retrouver l’odeur dans laquelle ai baigné un instant à leur côté : au coin de la place de l’Horloge je pense que l’odeur la plus forte risque d’être celle des legs qu’ont laissés les chiens contre le support de son tronc, mais en vers la place Saint Didier et le jardin du père Noël, négligeant les pingouins qui manquent d’urbanité, le cerf qui sort d’un dessin animé, je reste en arrêt devant lui, sa grande taille et sa puissance effacées par l’attention perplexe avec laquelle il avance doucement, pâtes repliées, comme rampant, le nez interrogateur s’infiltrant sous une branche de sapin sur laquelle flottent des feuilles mortes de platane, comme mon vieil ami labrador avant de se décider à ouvrir sa gueule sur le contenu inconnu de sa gamelle. Me penche vers lui et vers la branche, pose la main entre ses deux yeux et renifle la branche, me redresse parce que le contact de son front manque de l’élasticité et de la douceur de la fourrure et lui murmure « non ce n’est pas ça l’odeur du sapin, pas ce parfum de plastique, ce n’est pas non plus l’odeur de ta chair, du sang, de la fourrure humide et de la morue jeune et fraiche ni l’odeur de ma vieille chair, du tabac et de la morue salée et dessalée, c’est je le sens un parfum de forêt drue où tombe la lumière, une discrète odeur profonde et végétale avec une petite pointe piquante comme une cuillère de miel de forêt qui vous pique le nez ».

    Textes et images : Brigitte Célérier

  • Le patron reprend son torchon. Tout en essuyant un autre verre, il essaye de comprendre ce que veut lui dire son client. Il regarde le garçon attentivement, et estime qu’il hésite entre la panique et la rage. Là où le pire peut arriver.

    À mi-chemin entre la porte et le bar, l’homme vient d’allumer son briquet. Sa cigarette s’embrase.

    – On fume pas, ici. 

    La fumée s’envole en une volute aussi provocatrice que le sourire qui tient la cigarette.

    Le client serre la tasse de ses deux mains. 

    – Je déteste être interrompu quand je fume, voyez-vous. Alors je vais profiter de ce tabac dans le calme de votre charmant établissement, et quand j’aurai terminé, vous serez parti chercher une caisse de vin, ou un sac de pommes de terre, ou ce que vous voulez dans votre cave, et vous remonterez quand vous aurez entendu la porte s’ouvrir puis se refermer.  

    – J’ai à faire au bar, si vous permettez.

    – Vous êtes ici chez vous. Mais je vous aurai prévenu.

    Séparés par le zinc, le patron et le client se comprennent enfin.

    – C’est peut-être vous qui allez terminer dans une mare de sang.

    Au comptoir, les jointures des mains du jeune homme sont devenues blanches. La tension se voit jusque dans son regard.

    – D’après mes renseignements, votre client serait inoffensif.

    – J’ai pas fait beaucoup d’études, mais je sais qu’on utilise pas le conditionnel quand on est sûr de son coup.

    – Touché.

    L’homme fume sa cigarette, pensif et immobile. Dehors, la ville ruisselle et les immeubles dégoulinent d’une eau froide et grisâtre. Dans le mastroquet, on n’entend que le souffle du visiteur et le torchon contre le verre.

    – Dites-moi, chef… Vous devez le connaître, ce client, pour le défendre comme vous le faites. Je sais que vous n’êtes pas tout rose, et que vos activités sont… disons… tolérées. Mais ça pourrait ne pas durer.

    – C’est une menace ?

    – Je ne fais qu’imaginer ce qui pourrait arriver… Une mauvaise rencontre, une valise oubliée sous une table, une ruelle sombre… On a l’embarras du choix quand on fait des hypothèses.

    – Que je le connaisse ou non, c’est pas le sujet. Le sujet, c’est que j’accepte pas chez moi des Détourneurs comme vous. 

    – Ces études scientifiques ne dureront que quelques mois, vous le savez. 

    – C’est des conneries ! Des études… Des expériences, oui ! Quand le gouvernement aura découvert le potentiel créatif de tous ces gamins, ces pauvres mômes seront traqués comme des bêtes. On aura pas tous l’occasion de devenir vieux, alors on peut pas leur enlever leur jeunesse.

    À nouveau, le patron jette son torchon sur son épaule droite et pose les mains sur la paillasse. 

    Le Détourneur aspire une dernière latte, expire la fumée vers le haut en un geyser gris, et d’une pichenette, envoie son mégot droit devant. Il percute le dos du jeune homme. La tasse se fracasse entre les mains de l’Imagineur. Le patron saisit son fusil et le pointe sur le Détourneur, qui porte la main à sa ceinture pour attraper son revolver. Le gamin se retourne et se jette sur l’homme, les yeux pleins de larmes et de haine. Un coup de feu retentit.

    Les armes tombent simultanément. Le patron s’écroule derrière son comptoir, tandis que le Détourneur s’effondre avant de se noyer dans son propre sang.

    Au milieu de la flaque chaude et poisseuse, la blancheur d’un éclat de céramique est tout ce qui reste de la jeunesse du gamin.

    Parties 1 et 2 : 10-23/11/2023

  • J’ai plein de souvenirs futurs. 

    Ma mère a fait du vélo avec ma fille, elle lui a lu des tonnes de livres.

    Elle est venue nous voir à la maternité, elle a été inquiète pendant 9 mois, c’était même un peu pénible parfois. Elle a pleuré quand je lui ai annoncé ma grossesse.

    Elle m’a parlé tous les 2 jours quand j’étais en Indonésie, et juste avant ça, le même lundi elle m’a félicitée pour mon diplôme et m’a souhaité un bon anniversaire.

    Ma mère a fait un discours très touchant pour mes 20 ans.

    Elle a tenu à monter en voiture avec moi quand j’ai roulé pour la première fois après avoir eu mon permis, et elle a eu peur quand j’ai réglé le chauffage sans regarder la route.

    Quand j’ai eu mon bac avec mention, elle a été fière mais m’a dit que de toute façon, elle s’y attendait.

    C’était quelques semaines après la fête de famille de mes 18 ans, pendant laquelle elle avait tout organisé, avec mes grands-parents, mon père et ma sœur.

    En revanche, quand j’ai choisi de faire un bac littéraire plutôt que scientifique contre l’avis général, là, elle n’était pas très contente. Mais elle a fait comme mon père : elle m’a fait confiance. Elle avait dû comprendre que sans ça, ça se passerait mal. 

    À mon entrée au lycée, elle m’a offert un beau stylo, comme un symbole.

    J’avais déjà mon brevet avant de le passer, mais peu importe : on l’a fêté quand même, avec le bac de ma sœur, en allant dîner au restaurant.

    J’ai plein de souvenirs futurs.

    Des souvenirs d’un futur qui n’a pas pu avoir lieu. Des souvenirs que j’ai inventés, parce que j’aurais aimé les vivre.

    Comme souffler mes 15 bougies avec ma mère.

    Mais le tout premier de ces souvenirs, c’est de la voir heureuse quand nous lui avons offert le bijou que nous avions choisi pour la fête des mères.

    Ce souvenir futur a son jumeau dans le passé. 

    Le souvenir qui le précède. Un vrai.

    Celui où nous n’avons pas écouté notre père, quand il nous a conseillé de ne pas attendre le dimanche.

    06-11/10/2023

  • Il entre dans le mastroquet en jetant des regards de rôdeur en cavale, s’installe au bar et commande un allongé. Le barman voit le manteau de son client dégouliner sur le parquet, jette un œil au carreau et constate que la pluie battante ne faiblit pas. Lorsqu’il pose la tasse sur le zinc, il croise les yeux apeurés, et remarque les gouttes d’eau qui perlent au bout des cils. Le jeune homme attrape la tasse de ses deux mains tremblantes. Resté debout, il boit son café à petites gorgées rapides. Les deux hommes n’échangent pas un mot.

    À cette heure tardive, et avec ce temps, le bistro semble désert. 

    Le barman reprend le torchon qu’il avait jeté sur son épaule. Il commence à essuyer une série de verres, en les faisant tourner trois fois sur eux-mêmes après avoir enfoui le tissu à l’intérieur. Le même manège depuis 30 ans. Lorsqu’il s’attaque au quatrième verre, la porte s’ouvre. Il lève la tête et suspend son geste.

    Un courant d’air humide et froid s’engouffre et frôle la nuque du client. Ses yeux s’attardent sur ceux du barman, qui pose son torchon et son verre sur la paillasse.

    Le client forme un mot en espérant que le patron sache lire sur les lèvres. Ils ne se connaissent pas, mais le jeune homme sait qu’il est le bienvenu ici. Ceux du réseau le lui ont confirmé. En principe, il ne risque rien. 

    Alors qu’il attend la réponse du barman, il sent une présence se rapprocher, comme si le courant d’air s’était personnifié.

    – Tu crois vraiment que tu vas t’en sortir ?

    – Sortez de mon établissement. Vous n’avez rien à faire là et vous le savez.

    – Allons, je suis venu pour discuter, rien de plus.

    – On n’a rien à vous dire, ça tombe mal. Et puis je ferme.

    – Ce n’est pas ce qu’indiquent vos horaires à l’entrée.

    – Vous voulez vous plaindre ? C’est moi le patron, je vous écoute.

    – Ne jouez pas à ça avec moi, chef.

    – Partez, c’est tout ce que je vous demande.

    – Si je pars, ma proie va m’échapper. Et c’est hors de question.

    – C’est qu’un gamin.

    – Il me semble que ça ne vous regarde pas.

    – Foutez le camp.

    – Sinon quoi ?

    – J’ai pas envie de savoir, et vous non plus.

    – Je vais vous dire ce qui va se passer, moi. Je vais parler avec votre client, il va me confirmer tout ce que je sais déjà, et il va gentiment me suivre, parce qu’il sait parfaitement que je le retrouverai quoi qu’il fasse. Et si vous vous en mêlez, disons que je n’aurai aucun scrupule à salir votre parquet et à vous laisser crever dans une mare de sang. Alors on fait quoi maintenant ?

    10-11/11/2023

  • Petit rappel : le Va-et-vient est un échange entre auteurs qui écrivent un texte, illustré ou non, sur le blog de l’autre. Les six premiers volets sont publiés dans la catégorie Va-et-vient.

    Comme moi, suivez Dominique Autrou pour partir à la découverte de son « souvenir futur », l’étonnant thème de ce mois de novembre !

    Vous pouvez lire ma contribution sur son blog La distance au personnage.

    D’autres souvenirs futurs ont déjà ou pas encore eu lieu ! Ils ont été échangés par Brigitte Célérier (Paumée) et Marie-Christine Grimard (Promenades en ailleurs), mais aussi par Dominique Hasselmann (Métronomiques) et Jérôme Decoux (Carnets paresseux).

    Fin d’année oblige, le thème du n°8 , publié le vendredi 01er/12, est « Un parfum de sapin ». Alors on fait sa liste au Père Noël, on part se balader en forêt, on va chasser la dinde, bref, on ressort le carton de guirlandes pour trouver l’inspiration !

    Bonne excursion dans le monde de Dominique !

    Un souvenir futur

    Au marché, à partir du moment où les commerçants finissaient de remballer, dès la treizième heure, on naviguait entre carcasses et fruits blets. Des viscères s’assoupissaient dans des bacs. Les sardines invendues avaient l’œil divinatoire. Quand les mères s’attardent, le regard de l’enfant est à bonne hauteur. J’avais promis de ne jamais boire avant même d’y avoir goûté.

    Au musée, des natures mortes.

    Bœufs, veaux, cochons, faisans. Lièvres à l’œil exorbité.

    Poissons de rivière.

    On a pu lire – et donc, voir – le peintre Chaïm Soutine asperger la carcasse ouverte d’un bœuf jour après jour putride avec du sang frais trouvé aux abattoirs. Question d’éclat. Des voisins s’en souvenaient.

    Mise en scène minimale. Tréteaux, bâtons, linges, peu d’ustensiles. Tomates en vrac.

    Dans les chairs sacrifiées surgissent d’autres figures, des visages, des gestes. Les vies rivales des viandes. Crampes d’estomac en sus.

    À Céret les platanes Place de la Liberté s’épaississent d’un siècle l’autre. Sur leur peau les continents s’émiettent. Des îles apparaissent. Les immeubles s’inclinent à tomber pour mieux voir. Des affichettes promettent un futur élagage.

    Aujourd’hui la douceur épicée d’une colline sensuelle a suscité le retour aux affaires contiguës. L’épaule nue s’agace d’une mouche énervée. L’air du Vallespir est tiède et lourd comme des seins mûrs. On marche sur l’absence d’un tapis de feuilles.

    J’ai même vu un buveur d’eau. Son œil paradoxal.

    Textes et images : Dominique Autrou

  • – Mais enfin, tout le monde a lu le Da Vinci Code, Diego ! 

    – N’exagérons rien…

    Avant d’en arriver là, Diego et L’As ont tergiversé longtemps, et leur discussion n’a pas uniquement porté sur la littérature anglo-saxonne du XXIème siècle.

    Au commencement, il y a eu la visite d’une église, ou d’une cathédrale, ou de tout autre édifice religieux qui impose le chuchotement.

    Puis le monde a basculé quand Diego a regardé ses pieds.

    – C’est curieux, ce X par terre.

    – C’est pas un X, Diego. C’est une croix.

    – C’est pareil, non ?

    – Non. Un X, c’est une lettre. Une croix, c’est un symbole. Tu piges ?

    – En tout cas, un X, ça marque l’emplacement d’un trésor. Tu crois qu’on a découvert quelque chose ?

    – Et toi, tu crois pas qu’avec tous les gens qui passent par là, si y’avait eu un trésor, quelqu’un l’aurait déjà trouvé ?

    – J’en sais rien, c’est peut-être pas vieux. Ou alors personne n’est aussi observateur que nous.

    – De toute façon, c’est pas un X, c’est un +.

    Cathédrale d’Amiens, 2023.

    Autour de Diego et L’As, les touristes et les guides s’arrêtent. Un pigeon paniqué relève la tête et reste interdit, la patte suspendue et l’œil fixe. Seul l’encensoir d’un thuriféraire qui passait par là ose encore se balancer, mais comprend vite que ce mouvement est totalement déplacé. Il s’arrête sur le champ.

    – Je suis pas sûr, L’As. Je crois vraiment que c’est un X.

    – Et moi je te dis que c’est une croix qui se lit dans ce sens-là. Comme un +.

    – Regarde le carrelage : un X ça marche mieux.

    – Qu’est-ce que t’y connais en carrelage, Diego ?

    – Déjà, j’ai vu tous les films de Tim Burton. Le carrelage noir et blanc, ça me parle. Ensuite, si le X est sur le blanc, c’est pour désigner un emplacement, parce que c’est plus visible. Donc : y’a un truc là-dessous.

    – Je suis persuadé que c’est un +. Ça ressemble au symbole des Templiers, la croix rouge sur le fond blanc.

    – Ben…  C’est pas juste la Croix Rouge, ça ?

    – Les Templiers c’est bien plus vieux ! T’as pas lu le Da Vinci Code ?

    S’ensuit un long débat mêlant Tom Hanks, Indiana Jones, Assassin’s Creed, Pirates des Caraïbes, les Chevaliers qui font Ni, le Puy du Fou et Haroun Tazieff, et pas nécessairement dans cet ordre.

    À quelques mètres, l’encensoir s’éteint.

    Sur le parvis et au-delà, le monde immobile attend que Diego et L’As se mettent d’accord. Plus personne ne sait quoi faire. Chacun est anxieux et regarde son voisin, les yeux pleins d’une inquiétude sourde.

    À l’intérieur, le doute persiste et s’installe un peu trop confortablement. Même les cierges n’osent plus se consumer.

    – On n’a qu’à dire que ça peut être une croix mais aussi un X.

    – Diego, c’est l’un ou l’autre, ça peut pas être les deux.

    – On fait quoi du coup ?

    – J’en sais rien. Ce problème est insoluble.

    – Mais… On va quand même pas rester ici éternellement !

    – Du calme, Diego. C’est pas le moment de flipper. On va forcément venir nous aider.

    Dehors, la foule incrédule et pleine d’espoir regarde une silhouette marcher d’un pas déterminé. L’homme traverse le parvis, s’avance dans la nef et s’arrête devant Diego et L’As.

    – Lequel d’entre vous n’a pas lu le Da Vinci Code ?

    – Euh… C’est moi.

    – Je ne vous félicite pas ! Je vous en ai apporté un exemplaire. Il n’est jamais trop tard pour rattraper ses erreurs. Vous vous appelez… ?

    – Diego.

    – Comme San Diego ?

    – Non. Comme Maradona.

    Dan Brown griffonne une dédicace et tend le livre à Diego comme Maradona.

    – Je crois que tous les deux, vous n’avez pas idée du bazar que vous avez mis. On ne lance pas des questions comme ça sans trouver les réponses ! 

    – Mais on n’a pas voulu…

    – Je n’ai pas terminé, Diego. Commençons par sortir d’ici. Suivez-moi, mais en ne marchant que sur les carreaux noirs. Sinon c’est pas rigolo.

    Diego et L’As s’exécutent en tâchant de garder un minimum de dignité. Leur tentative est un semi-échec.

    Sur le parvis, un bus attend. 

    Dan Brown reprend la parole.

    – Vous devez réparer votre faute. L’humanité ne peut pas rester dans l’indécision. C’est trop difficile, et puis surtout, c’est complètement stupide. 

    La foule approuve timidement. 

    – En acceptant une mission importante, vous rétablirez l’équilibre du monde et permettrez à deux autres personnes, qui n’ont pas su dire si un pull était bleu roi ou bleu canard, de pouvoir tourner la page.

    Un soulagement palpable commence à parcourir la foule, qui se regroupe vers le bus.

    Diego et L’As ne savent pas trop quoi penser de la situation. Ils veulent juste se sortir de ce mauvais pas.

    – Si vous êtes patients et assidus, vous serez récompensés. Maintenant, montez dans ce bus. Il part à 15h17. Descendez à la station service. Le téléphone sonnera : répondez et vous saurez quoi faire.

    – Mais vous venez pas avec nous ? 

    – Non, Diego. Je suis en dédicace à la FNAC dans 45 minutes, et avec les bouchons sur le périph, c’est compliqué.

    – Laisse tomber, Diego. On a merdé, on doit payer notre dette à la société. 

    – Votre camarade a raison, Diego. Pensez à Maradona : soyez fort, soyez un champion, et évitez la cocaïne. Tout se passera bien.

    – Et si on refuse ?

    – Vous voyez la foule devant vous ? Je doute qu’elle vous laisse vous en tirer si facilement. Montez dans ce bus, tous les deux. Ce sera un moment un peu difficile à passer, mais vous serez tellement utiles que vous en sortirez grandis.

    Devant la foule galvanisée par le discours de Dan Brown, Diego et L’As s’engouffrent dans le bus de 15h17. Deux femmes en sortent, dont l’une avec un pull bleu roi. Les portes se ferment, les touristes reprennent leur visite, le pigeon repose sa patte et le thuriféraire rallume son encensoir.

    Assis parmi quelques passagers étonnés, les deux amis partent vers une nouvelle vie, une vie de téléphone, de pompe à essence, de trajets en bus, mais surtout, une vie de rédemption.

    – J’espère au moins qu’y aura des chips au vinaigre, à la station service.

    – Tais-toi, Diego. Lis plutôt le Da Vinci Code, au lieu de raconter n’importe quoi. Ça nous servira peut-être pour une prochaine fois.

    Vous avez peut-être déjà lu la suite des aventures de Diego et L’As lors du Va-et-Vient 03, “Le bus raté” ! Vous pouvez retrouver vos héros de l’absurde ici ! 

    27-28/09/2023

  • La première affiche que j’ai collée, j’ai mis 1h30. Le lendemain, elle était par terre.* C’est difficile à croire, quand on me voit maintenant. Et pourtant.

    On a tous une sorte de sympathie pour les colleurs d’affiches du métro. Sur le quai, tout le monde les regarde. C’est presque de l’admiration. Ils sont adroits et ils vont vite, en quelques minutes ils assemblent une immense affiche sans hésiter. On les admire parce qu’on est incapable de faire la même chose. Et puis, on les voit rarement. C’est comme un petit événement. Comme croiser un ramoneur.

    J’étais comme vous, avant de passer de l’autre côté du pinceau. Longtemps je les ai regardés. Et aujourd’hui, c’est moi qu’on regarde en silence, dont on envie les gestes fluides et le savoir-faire, mais dont on se dit aussi que le métier ne doit pas être facile. C’est vrai. C’est difficile mais je le fais avec sérieux. Parce qu’autrement, je ne sais pas ce qui pourrait arriver aux voyageurs.

    Quand une campagne démarre, je ne me pose pas de questions. Des parfums, des magasins, des banques, des assurances, des compagnies aériennes, des voitures, peu m’importe, même si j’ai une préférence pour les spectacles et les films. J’aime bien m’imaginer ce que je vais aller voir, et je suis sûr que c’est ce qui plaît le plus aux gens sur les quais.

    Je colle, je remballe, je vais ailleurs. Les voyageurs m’observent en attendant leur rame, un léger décalage dans leur routine, un changement de décor pour quelques instants ; moi je fais mon boulot de mon mieux, dans un laps de temps raisonnable. Puis nous nous séparons.

    Mais parfois, avant de coller, il faut décoller, quand trop d’affiches se sont accumulées. C’est moins intéressant, je vois bien que je perds mon public, mais ça me va. Personne ne risque d’apercevoir quoi que ce soit. Ces moments, je les redoute un peu. Il faut savoir s’arrêter à temps, être attentif à tout. C’est là que prend toute l’importance du métier. 

    Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi on colle des affiches sur les quais du métro ? Pour la pub, pour gagner de l’argent. Ah oui ? 

    Et pourquoi est-on captivé par ces hommes en équilibre sur leur escabeau ? Pour leur seul savoir-faire ? Non. Parce qu’on est attiré par ce qui se trouve derrière le papier. Voilà pourquoi. 

    Quand j’enlève les vieilles affiches, il m’arrive de sentir que j’approche. J’arrache, couche après couche, couleur après couleur, voiture après série, shampoing après bouquin, et la plupart du temps, il ne se passe rien de plus. Mais quand je perçois le souffle, la lueur, comme un appel lointain, je sais que je dois m’arrêter. Derrière, ça bouillonne. Ça vit, ça bourdonne presque à mes oreilles, à tel point que j’ai peur que les gens sur le quai ne remarquent mon trouble.

    Il n’y a que nous qui savons. Et si nous sommes là, ce n’est pas que pour étaler notre colle et placarder du papier. Cette pellicule mince et fragile, c’est tout ce qui nous sépare de l’autre côté, de cet autre monde souterrain. Un soir, l’un d’entre nous a percé la dernière affiche. Il n’avait pas entendu le son, trop ténu. Quand sa spatule a crevé cette affiche, un rayon de lumière s’est échappé, l’éblouissant et illuminant tout le quai. Le temps que mon collègue reprenne ses esprits, des ombres, des formes à peine humaines se sont approchées de lui, après avoir aperçu la faille entre les deux mondes. Il a vite empoigné son pinceau et recollé de larges morceaux de papier qu’il venait d’arracher et de faire tomber au sol. Quand il a eu terminé, les quelques voyageurs présents se sont regardés, incrédules, avant de monter dans leur métro. 

    Une fois seul, ce colleur d’affiches s’est assis quelques instants, le cœur battant, encore effrayé de ce qu’il avait vu de l’autre côté.

    Depuis, il n’a plus jamais remis les pieds sur ce quai.

    Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi certaines stations étaient condamnées ?

    * Ces deux phrases ne sont pas de moi. Elles sont d’un colleur d’affiches du métro parisien, ligne 5 ou 7, et qui discutait avec un voyageur. Merci à ces messieurs pour l’échange.

    17-20/10/2023

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