Plume dans la main

Du fantastique. Du merveilleux. Du surnaturel. Et nous verrons bien où tout cela nous mènera.

  • Parfois je me demande comment on peut faire autant de fromages différents avec le même ingrédient de base.

    Et à quoi pensait le premier Homme qui a trait une vache.

    (si vous aussi, faites-moi signe)

  • – Prêt ?

    – Prêt. J’ai mon parapluie.

    – C’est bien pour ça que je pose la question. On est dans le désert, ça fait des mois qu’il a pas plu.

    – Justement. Plus le temps passe, plus on se rapproche du moment où la pluie reviendra.

    Diego n’a pas tout à fait tort mais L’As remarque une absence totale de nuages. Il garde ça pour lui. Le téléphone de la cabine profite de ce blanc pour sonner. Un coup bref et deux coups longs. C’est le signal. Jackie ne les a pas oubliés.

    – Jackie nous as pas oubliés, Diego. Le bus est parti, le pompiste déjeune dans l’arrière-boutique. Ça sent bon…

    L’As regrette immédiatement cette phrase. Diego renifle déjà l’air sec à la recherche d’une odeur de chips au vinaigre ou de muffin au chocolat.

    – Je veux dire que notre plan semble bien parti.

    – Ah oui, je me disais aussi…

    – Si Jackie nous a appelés, c’est qu’elle a dégoté une voiture pour nous retrouver à Santa Matsu. On récupère notre paquetage et on se met en route. T’as pris la carte ?

    – La carte ?

    – La carte, Diego… Le plan de la région, la carte routière quoi !

    – …

    – Tu l’as oubliée ?

    – Mais j’ai pas l’habitude moi ! Je prends jamais de carte !

    – On doit aller dans une ville qu’on connaît pas depuis une station essence dans le désert, et toi au lieu de prendre une carte, tu prends un parapluie. Y’a rien qui te choque ?

    – J’ai pas pris que mon parapluie.

    – T’as pris quoi d’autre ?

    – J’ai mon Da Vinci Code dédicacé par Dan Brown, au cas où.

    – Au cas où quoi ?

    – Bah au cas où il rapplique comme la dernière fois, quand on s’est retrouvé dans le bus.

    – Mais ça n’a aucun sens !

    – De toute façon y’a que deux chemins : soit l’autoroute du bus, soit “Toutes directions”. En prenant ça, on arrivera forcément où on veut. C’est pas compliqué et c’est logique.

    L’As doit bien admettre qu’il y a du vrai là-dedans. Ils s’apprêtent à partir quand le téléphone sonne à nouveau. Des coups brefs. Diego et L’As se regardent. De toute évidence, ça n’est pas Jackie.

    – Ça doit pas être Jackie.

    – Qui ça peut bien être alors ?

    – Surveille que le pompiste ressorte pas, je vais décrocher.

    L’As attrape le combiné, prononce quelques mots, hoche la tête inutilement et raccroche.

    – C’était Dan Brown.

    – Ah ! Tu vois ! Et alors ?

    – Il attend Jackie mais ça bouchonne encore sur le périph. Ils seront en retard. Mais c’est pas pour autant qu’on va traîner. 

    – OK. En route alors.

    – Autre chose. Il m’a dit de suivre le livre. 

    – Comment ça ? 

    – D’après lui, on lâche le bouquin, et il va nous mener à Santa Matsu. Et même directement à leur voiture.

    – Ils ont quoi comme voiture ?

    – Une Porsche Fuego.

    – Ça existe, ça ?

    – Non. Mais un livre volant qui a le sens de l’orientation non plus. Donc ça s’annule.

    Diego et L’As prennent leur barda et s’éloignent de la station service. Diego lâche le bouquin. L’exemplaire dédicacé commence par planer, avant de tourner vers la droite et d’avancer dans le sens du panneau “Toutes directions”, sans surprise. Les deux complices se regardent et se mettent à suivre le guide, sûrs d’eux.

    À l’autre bout du chemin, Jackie et Dan Brown se sont eux aussi bien trouvés. 

    – Votre prénom s’accorde particulièrement bien avec mon nom de famille.

    – C’est mon côté hôtesse de l’air.

    Les deux duos font route vers Santa Matsu, une ville qui n’existe pas non plus. Pourtant, grâce à elle, de nouveaux liens devraient se tisser. Ce qui est certain, c’est qu’entre le début et la fin de cette histoire, d’autres connexions se sont établies : avec un bus raté, avec une croix au sol, avec des redoublements.

    Peut-être qu’organiser tout ça dans un ordre différent donnerait des histoires qui vivraient leur propre vie, avec l’aide des autres pour les guider dans le désert à la recherche d’une Porsche Fuego. Quoi qu’il en soit, les deux…

    – L’As, dis-lui de se taire, ça m’énerve et j’entends pas bien.

    – T’entends pas quoi ?

    – Le tonnerre qui gronde. Tu vois ! J’ai bien fait de prendre mon parapluie.

    Illustration : Quint Buchholz

    27/03-03/04/2024

  • Petit rappel : le Va-et-vient est un échange entre auteurs qui écrivent un texte, illustré ou non, sur le blog de l’autre. Les 11 premiers volets sont publiés dans la catégorie Va-et-vient.

    J’ai le plaisir de retrouver Nicolas Bleusher, qui publie ma contribution dans son Atelier. C’était lors d’un premier échange avec lui que j’avais rencontré Diego et L’As dans un bus raté : c’est l’occasion de revoir nos héros de l’absurde pour ce mois d’avril !

    3 autres duos complices se sont formés :

    Marie-Christine Grimard (Promenades en ailleurs) et Marlen Sauvage (Les ateliers du déluge) ; Isabelle-Marie d’Angèle et Jérôme Decoux (Carnets paresseux) ; et les deux Dominique : Autrou (La distance au personnage) et Hasselmann (Métronomiques).

    Le va-et-vient 13 sera publié le vendredi 03/05 et aura pour thème « L’invention d’un hasard ». Nous aurons une invitée spéciale pour l’occasion, une citation de Jack Kerouac : « J’étais assez saoul pour accepter n’importe quoi. » (extrait de Sur la route). On vous attend au tournant !

    En attendant je vous souhaite un bon voyage avec Nicolas !

    —————————————————

    Complicités — Dans l’étrange apesanteur

    À Kambhara vous irez ; vous saurez bien comment. Et qu’importe si le chemin vous semble long : à Kambhara le temps s’est arrêté. Un matin, en hiver, quelque part entre hier et autrefois. Le vent s’est tu dans les bosquets, laissant les arbres nus, verglacés, sous la lumière parfaitement assourdie d’un ciel toujours gris.

    Quand vous arriverez — car vous arriverez — le silence sera votre règle. Là-bas, quand ils se croisent, les hommes se parlent d’un sourire, se comprennent d’un regard échangé. Complices.

    À Kambhara on marche tout le jour — qui n’est pas — marquant sans effort et sans bruit la neige tombée pendant la nuit — qui n’est plus. On marche à la recherche d’un livre, du livre suivant. Les livres, à Kambhara, sont pareils à des fruits : libres et légers, suspendus dans l’étrange apesanteur. Ils racontent les peines et les joies de ceux qui sont passés, ici, avant. Vous en lirez beaucoup. Autour du feu, dans le confort laineux des vieux plaids à carreaux, au creux d’une maison voisine toujours ouverte et pour vous toujours accueillante.

    Si bien que l’envie d’écrire le vôtre, un jour, vous prendra la main. Vous l’accoucherez sur une table. Et qu’importe si le travail vous semble difficile : vous aurez trouvé votre but. Alors les voix et les couleurs, les émotions, les plaisirs, tous les parfums, ces bonheurs oubliés, ces douleurs enfouies réchaufferont vos doigts, à nouveau résonneront sous votre plume. Alors vous marcherez, une dernière fois, à travers le paysage immaculé. Et vous déposerez, dans l’air froid et sans odeur, le livre de votre vie.

    Texte : Nicolas Bleusher. Illustration : Quint Buchholz

  • En 2005, j’ai entendu dans l’album Matador de Mickey 3D : « Il faut toujours viser la tête ».

    Il y a quelques mois, à l’automne 2023, j’ai lu dans Le vieil homme et la mer d’Ernest Hemingway : « C’est pas la tête qu’il faut viser. C’est le cœur. »

    Il fallait faire quelque chose de ces deux citations. Cette semaine, je vous propose donc une même histoire, dont la chute variera selon le point de vue. C’est un exercice de style qui m’a bien plu et que je vous encourage à tester si la plume vous en dit !

    Dans la version Cœur, ci-dessous, le texte en vert a été ajouté à la version Tête qui est lisible ici.


    Le cœur

    Une famille vêtue de noir sort dans la rue. Elle monte dans une berline, également noire.

    Une seule autre voiture roule vers le cimetière.

    Il y a les quelques proches, qui osent à peine pleurer et espèrent que tout se passera bien, et il y a celui qui a tiré sur la gâchette. L’homme vient par curiosité malsaine, pour voir, pour écouter, les larmes, les lamentations, les souvenirs, les consignes pour la suite

    Quand on lui a demandé d’envoyer l’autre entre quatre planches, il n’a pas hésité. L’offre était trop alléchante. Une balle entre les deux yeux, en pleine nuit, à la sortie d’un restaurant, après des mois de filature, de recherche du bon moment, du bon endroit, du bon toit d’immeuble où positionner son fusil de sniper. 

    Une balle, et c’en était fini de cette histoire de vols, de chantage et de corruption qu’il avait découverte avant de passer à l’acte. Il avait empoché l’argent et avait disparu de la vie de son commanditaire, ou sa commanditaire, il n’avait jamais su et il s’en foutait. 

    Qui pouvait bien regretter cette ordure ? Une femme, la veuve. Des parents, un fils. Un frère, une sœur. Le clan. Il regarde leur peine et reste indifférent. 

    Un meurtre déguisé en accident, c’est pratique, ça permet à la famille de ne pas perdre la face, au moins au début. Parce que ça ne va pas durer. Mourir n’efface pas les dettes.

    Celui qui a payé l’homme va venir réclamer de l’argent et des services à la veuve éplorée. 

    L’intermédiaire lui avait remis le premier versement dans le jardin d’un vieux manoir perdu dans la campagne. Ils avaient bu un café éthiopien dans de la porcelaine anglaise, sur une table en pierre recouverte de mousse. C’était le printemps. 

    Maintenant, dans ce cimetière, c’est l’automne, et l’homme a la satisfaction d’avoir effacé un sale type, et peu importent les larmes de la famille.

    Il aurait dû faire d’autres choix. Ça lui aurait sans doute évité de prendre une balle, et de faire exploser sa famille. Car il s’agit bien de ça, dorénavant. Elle va devoir se déchirer, se trahir pour tenter de sauver les apparences et les affaires. Et comme ils sont tous plus pourris que celui qu’ils enterrent, le clan finira par imploser. C’est facile de faire basculer le pouvoir. Il suffit d’être patient. C’est la principale qualité de celui qui paye.

    En attendant, l’homme remonte son col et repart discrètement. Quelqu’un l’attend pour boire un café. Il parlera peu mais exposera sa méthode en quelques mots. L’homme sait que parfois, il vaut mieux faire travailler le temps, les liens affectifs et les sentiments. C’est assez simple, en réalité.

    C’est pas la tête qu’il faut viser. C’est le cœur.

    18-23/03/2024

  • En 2005, j’ai entendu dans l’album Matador de Mickey 3D : « Il faut toujours viser la tête ».

    Il y a quelques mois, à l’automne 2023, j’ai lu dans Le vieil homme et la mer d’Ernest Hemingway : « C’est pas la tête qu’il faut viser. C’est le cœur. »

    Il fallait faire quelque chose de ces deux citations. Cette semaine, je vous propose donc une même histoire, dont la chute variera selon le point de vue. C’est un exercice de style qui m’a bien plu et que je vous encourage à tester si la plume vous en dit !


    La tête

    Une famille vêtue de noir sort dans la rue. Elle monte dans une berline, également noire.

    Une seule autre voiture roule vers le cimetière.

    Il y a les quelques proches, et il y a celui qui a tiré sur la gâchette. L’homme vient par curiosité malsaine, pour voir, pour écouter, les larmes, les lamentations, les souvenirs.

    Quand on lui a demandé d’envoyer l’autre entre quatre planches, il n’a pas hésité. L’offre était trop alléchante. Une balle entre les deux yeux, en pleine nuit, à la sortie d’un restaurant, après des mois de filature, de recherche du bon moment, du bon endroit, du bon toit d’immeuble où positionner son fusil de sniper. 

    Une balle, et c’en était fini. Il avait empoché l’argent et avait disparu de la vie de son commanditaire, ou sa commanditaire, il n’avait jamais su et il s’en foutait. 

    Qui pouvait bien regretter cette ordure ? Une femme, la veuve. Des parents, un fils. Un frère, une sœur. Des gens sans histoire qui ne se doutaient de rien. Il regarde leur peine et reste indifférent. 

    L’intermédiaire lui avait remis le premier versement dans le jardin d’un vieux manoir perdu dans la campagne. Ils avaient bu un café éthiopien dans de la porcelaine anglaise, sur une table en pierre recouverte de mousse. C’était le printemps. 

    Maintenant, dans ce cimetière, c’est l’automne, et l’homme a la satisfaction d’avoir permis à ce fumier de régler sa dette en donnant sa vie. Six pieds sous terre, on n’en parlera plus, et peu importent les larmes de la famille.

    Il aurait dû faire d’autres choix. Ça lui aurait sans doute évité de prendre une balle.

    En attendant, l’homme remonte son col et repart discrètement. Quelqu’un l’attend pour boire un café. Il parlera peu mais exposera sa méthode en quelques mots. L’homme sait parfaitement comment faire pour que chacun puisse payer sa dette. C’est assez simple, en réalité.

    Il faut toujours viser la tête.

    18-23/03/2024

  • Le jour où Ary décide d’apprivoiser un nuage, il est convaincu de la réussite de son entreprise.

    Un matin d’automne, il se rend sur la colline à la sortie de la ville. Au fur et à mesure de son ascension, le brouillard qui auréole le sommet s’épaissit. Le cœur d’Ary bat plus fort, son nuage l’attend, c’est une question de minutes.

    Une fois en haut, Ary s’assoit sur un rocher, observe et attend. Le brouillard est si dense qu’il en distingue les gouttelettes en suspension. Il n’a d’ailleurs jamais vraiment compris la réalité d’un tel phénomène. Un peu comme l’existence des avions, des gouttes d’eau flottant dans l’air relèvent nécessairement davantage de la magie que de la science.

    Ary laisse le brouillard l’envelopper comme un plaid en hiver, un paréo en été, comme des bras aimants veulent retenir sans contraindre. Lorsqu’il sent la légèreté du nuage sur ses épaules, ses bras, ses cuisses, il se lève et descend la colline. Arrivé en bas, son nuage est là qui l’entoure.

    Ary commence ainsi sa nouvelle vie. Il réapprend les gestes du quotidien, qu’il compose maintenant avec ce compagnon subtil, tellement léger qu’il pourrait ne pas exister, mais volumineux malgré tout, comme une énorme barbe à papa ou une cargaison de plumes.

    Tout est plus doux. Même les sons semblent atténués. Le regard des autres a changé, aussi. Ary, si discret, n’a jamais été aussi remarqué que depuis qu’il se cache dans son nuage. Il s’y sent bien, et il a l’impression que le nuage est bien avec lui. Les jours de pluie, il gonfle un peu, prend de l’ampleur, se fait plus protecteur. Quand il fait chaud, Ary reste à l’ombre pour préserver son compagnon, qui rafraîchit l’atmosphère de son mieux. À chaque douche, il profite de la buée pour se ressourcer, et quand le vent souffle fort, Ary le fait tenir dans un manteau trop grand qu’il ne sort que les jours dangereux.

    Les mois passant, Ary et son nuage se révèlent indispensables l’un pour l’autre. Le confort de cette vie à l’abri du monde a quelque chose de reposant, presque d’engourdissant, et Ary s’éloigne de plus en plus de sa vie d’avant. De son côté, le nuage grandit doucement, jour après jour. Ary s’y habitue et réalise à peine qu’il ne voit presque plus son propre corps, ses jambes, ses pieds, ses mains même. Et tout comme il ne sent pas la croissance de son compagnon, son entourage ne remarque pas qu’Ary est de moins en moins visible.

    En quelques mois, il devient l’homme-nuage.

    Tant et si bien que le jour où il disparaît totalement, personne ne s’en rend compte, pas même lui.

    ‎‎‎

    Ary, 8 jours après avoir apprivoisé son nuage.

    Photographie : Nastasia Thiriet

    29/02/2024

  • Petit rappel : le Va-et-vient est un échange entre auteurs qui écrivent un texte, illustré ou non, sur le blog de l’autre. Les dix premiers volets sont publiés dans la catégorie Va-et-vient.

    Même si pour cette fois je vais aller et venir avec moi-même, je tiens à rester dans l’idée d’un échange : le texte que je vous propose va-et-vient avec deux autres nouvelles publiées sur la Plume : Gueule cassée et L’heure attendue (le tout premier Va-et-vient !).

    Un régiment d’invalides défile en formation carrée ou tortue chez Marie-Christine Grimard (Promenades en ailleurs) qui échange avec Dominique Autrou (La distance au personnage), chez Marlen Sauvage (Les ateliers du déluge) qui dialogue avec Isabelle-Marie d’Angèle, et chez Dominique Hasselmann (Métronomiques) qui lui aussi va-et-vient en solo (les aléas du direct).

    Le va-et-vient 12 sera publié le vendredi 05/04 et aura pour thème « Complicités ». Nous vous attendons avec tous vos amis, vos amours, vos compagnons de galère voire de cellule !

    Place aux invalides, bonne lecture !

    —————————————————

    Invalides

    De toute façon c’est que des conneries.

    Je leur ai dit que j’arrêtais d’attendre. Personne m’écoute. Personne nous écoute jamais.

    On m’avait prévenu, pourtant, surtout ce pauvre fou qui croit être là depuis des années. Il a peut-être raison. Lui aussi a décidé d’arrêter. Mais s’il est toujours là, c’est qu’il doit être dangereux pour lui-même ou pour les autres.

    On est tous mélangés, ici. Les allumés parlent fantômes avec les amputés, les blessés par balle rassurent les paranos. Elle est belle, la cour des miraculés. 

    J’attends que la nuit tombe pour ficher le camp. Les médecins me regardent à peine, ça devrait pas être trop difficile. Même l’infirmière qui m’a accueilli le mois dernier m’a laissé tomber. Elle avait fait son boulot, mais elle était absente. J’avais même eu l’impression de la dégoûter.

    Mais qu’est-ce qu’elle croit ? Que j’ai pas compris pourquoi ils ont enlevé les miroirs dans la chambre et la salle de bain, pourquoi ils gardent les rideaux fermés ? Pourquoi j’ai des bandages aux mains alors qu’elles vont très bien ? C’est pour les engelures et les crevasses, Monsieur. Même elle, elle y croit pas. 

    Et ces pauvres médecins qui comprennent rien à rien, qu’ont jamais vu un fusil, qui connaissent que des macchabées déjà lavés, numérotés, classés, qui se croient supérieurs parce qu’ils ont un stéthoscope et un diplôme mais qui savent pas faire un feu ou creuser un trou, avec leurs mains plus blanches que leurs blouses et mieux soignées que leurs patients…

    Ils savent bien m’éviter, répondre à côté, mais ils pensent vraiment que j’ai pas compris que j’ai la gueule en charpie, que je finirai par me tirer une balle pour finir le boulot proprement, quand j’en aurai assez de leur pitié ?

    Je suis pas comme l’autre fou, j’ai personne qui m’attend. Mais ça m’empêchera pas de partir, je veux pas moisir ici au milieu de ces docteurs et ces infirmières qui commencent à puer l’indifférence à force de nous prendre pour des demeurés.

    C’est eux, les invalides.

    22-23/02/2024

  • – Le genre de nana qui a un t-shirt London Calling mais qui connaît pas Joe Strummer. Tu vois ?

    – Je vois. 

    – Tu savais qu’il était mort à 50 ans ?

    – 50 ? C’est jeune. Même pour un punk.

    – Ouais. On dit souvent que c’est le milieu de la vie, 50 ans. C’est absurde quand on pense que l’espérance de vie c’est plutôt 83 ans. Je suis sûr que même les Japonais qui vivent centenaires se disent pas ça.

    – Ils se disent quoi du coup ?

    – J’en sais rien. Mais j’ai jamais compris pourquoi ils avaient Tokyo et Kyoto. Est-ce que nous on a Paris et Ripas ? 

    – Non, mais on a Pontault-Combault, t’as l’impression d’être au Congo alors que t’es en Seine-et-Marne.

    – C’est vrai. Avec toutes les combinaisons possibles de syllabes, c’est quand même dommage ce doublon au Japon. Ils auraient pu trouver autre chose.

    – Comme quoi ?

    – J’sais pas moi… Santa Matsu. 

    – Pourquoi Santa Matsu ?

    – Ils auraient eu l’impression d’être en Californie ou au Mexique. C’est cool, la Californie. Y’a des palmiers.

    – Ah ouais mais au Japon y’a des cerisiers. Avec des fleurs au printemps. 

    – C’est vrai. Comme quoi.

    – Comme quoi quoi ?

    – Comme quoi c’est peut-être pas si mal, le Japon. Mais y’a la peine de mort, quand même.

    – En Californie aussi. 

    – Malgré les palmiers ?

    – Malgré les palmiers.

    – Bah ça aussi c’est dommage.

    – Par contre au Mexique ça va. Tu termines en zonzon.

    – T’es sûr de toi ?

    – Oui pourquoi ?

    – Comment tu sais ça ?

    – Quelle importance ?

    – T’as remarqué qu’on avait dérapé là ?

    – Dérapé ?

    – Qu’on s’est fait prendre dans un cercle de questions ?

    – Mais comment on va s’en sortir ?

    – Tu te rappelles pas la dernière fois ?

    – Quelle dernière fois ?

    – Quand t’avais réussi à faire un pas de côté pour nous tirer de là ?

    – J’ai fait ça moi ?

    – Tu pourrais le refaire ?

    – Malgré les palmiers ?

    – Mais ça n’a rien à voir !

    – Oui mais ça a marché. Comme quoi.

    – Comme quoi quoi ?

    – Comme quoi c’est cool, la Californie.

    24-25/01/2024

    Source : freepik.

  • —————————————

    Dehors, l’orage n’est toujours pas là. 

    – Il ne pleut pas, finalement. Vous êtes meilleur poseur que prévisionniste !

    – On ne peut pas être bon partout.

    – Pourquoi avez-vous besoin d’un 3 ?

    – Parce que ça peut toujours servir.

    – Si vous le dites… Mais j’y pense, vous qui êtes un peu en hauteur, vous ne voyez personne ?

    – Pas âme qui vive. Mais allons dans les étages si vous voulez, nous aurons une meilleure vue.

    Lucie le suit dans l’Olympia, en silence. Ils n’entendent que le bruit de leurs pas dans les escaliers, et le grésillement léger des lumières qu’ils ont emportées. Arrivés dans les combles, Lucie découvre Le Studio, ces salles de réunion sur près de 100 m², un lieu de répétition pour les artistes et une école de danse et de spectacle. 

    Le poseur l’emmène dans une petite pièce qui donne sur le boulevard des Capucines. Il ouvre la fenêtre, et tous les deux devinent la lueur de la façade, quelques mètres plus loin et plus bas. Au-delà, le noir total.

    – C’est bien ce que je vous disais. 

    – Dans une ville plongée dans le noir, c’est sûr qu’on ne peut voir personne. Au moins, votre façade est fidèle au poste.

    – Je suis là pour ça, de toute façon.

    – Et maintenant ?

    – Comment ça ?

    – Que fait-on, maintenant ?

    – Moi je vais redescendre pour remonter à mon échelle. Et vous, avez-vous vu la cour ?

    – Quelle cour ? 

    – Et bien, la cour de l’immeuble, au bout de la galerie.

    – Mais il y a la salle, au bout de la galerie.

    – Ça n’a pas toujours été le cas, vous savez. 

    L’homme referme la fenêtre et fait signe à Lucie de le suivre. De retour dans la galerie, elle patiente, le temps qu’il aille vérifier que ses lettres sont toujours allumées. Elle regarde à nouveau les portraits qu’elle avait vus en arrivant. Des hommes, des femmes, jeunes, vieux, mais aucune vedette. Lucie en est persuadée.

    – Qui sont ces gens ? Je ne reconnais personne.

    – Ah oui ? Moi je les connais tous. C’est que vous ne les avez pas rencontrés.

    – Mais ils ne sont pas connus, n’est-ce pas ? Je n’ai pas une culture encyclopédique, mais tout de même…

    – Non, vous avez raison. Ils sont comme vous.

    – Comme moi ? Des anonymes, vous voulez dire.

    – En quelque sorte. 

    – Mais comment se sont-ils retrouvés sur ces murs ?

    – Ils n’avaient pas totalement perdu espoir, j’imagine. Sans le savoir, ils gardent une lueur en eux. Et elle mérite d’être préservée.

    – Comme les lettres sur votre façade… La seule lumière qui éclaire encore Paris…

    – C’est que la ville a une réputation à tenir. Mais assez parlé. Venez avec moi.

    Lucie descend la galerie aux côtés du poseur de lettres. Au bout, la cour de l’immeuble est toute illuminée de lampions colorés, de bougies, de torches.

    Des montagnes russes se dressent au milieu. 

    Avant la salle de spectacle, le cinéma, le music-hall, avant le musée de cire, elles étaient là.

    Le bois de la structure craque de temps en temps. Lucie voit un wagon passer en hauteur. 

    – C’est tellement… Je crois que c’est tout ce qu’il reste de beau, ici. Merci de m’avoir montré cette merveille.

    – Merci à vous de m’avoir trouvé, Lucie. Voulez-vous faire un tour ?

    – Vous ne pouvez pas m’accompagner, n’est-ce pas ?

    – Malheureusement, non. D’autres lettres m’attendent. Mais regardez, votre carrosse est avancé. Il n’arrive pas pour tout le monde, vous avez de la chance.

    – Mais vous saviez que ça terminerait ainsi…

    – Je sais beaucoup de choses sur ce lieu. Et vous, il est temps de le quitter, mais n’ayez crainte. D’autres merveilles vous attendent.

    – Je préfère vous dire à bientôt, si vous êtes d’accord.

    – Alors à bientôt, Lucie.

    Lorsque Lucie s’installe dans le wagon, une douce chaleur la met tout de suite à l’aise. Elle sourit au poseur de lettres, et le voyage commence. Sur les montagnes russes de l’Olympia, Lucie est certaine d’avoir emprunté le bon chemin. La suite ne pourra être que belle.

    Comme à chaque départ, le poseur de lettres est un brin nostalgique. Mais il est heureux. Dans la galerie, le portrait d’une jeune fille avec un chignon vient de s’ajouter à la collection des anonymes.

    Dehors, il ne pleut toujours pas.

    Le poseur décroche le L, le U, le C, quand il est interpellé par un homme, de l’autre côté du boulevard. Il se retourne et lui répond.

    – Si je laisse la façade s’éteindre, il me semble que l’univers tout entier disparaîtra. Regardez. On ne voit déjà plus la rue Cambon.

    24/07-06/08/2023

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